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Zoon Politikon 2012
1 avril 2012

La lionne du terroir

LA LIONNE DU TERROIR

 

 

Derrière les bula lionneis taillés d’un parc à la française, une lionne prête à bondir surveillait farouchement les frontières du jardin.
Laissant flotter au vent sa crinière léonine1, fauve comme les blés normands et lisse comme la soie des Cévennes (aujourd’hui délocalisée sous l’effet destructeur de la concurrence mondiale), elle attendait d’une patte ferme et terrible les possibles incursions d’animaux étrangers. L’œil profond du félin, fixant froidement la grille avec la pose gracieuse d’un Cerbère féminin, clignait de temps en temps. A peine. D’un coup sec et brutal, quoique charmant, la lionne déployait quelquefois ses griffes soigneusement affûtées pour mieux trancher la gorge d’éventuels ennemis. Fille d’un vieux chef de clan et d’une panthère connue parmi les bêtes pour ses excès de sensualité2, elle portait sur sa face les marques contrastées de ce curieux mélange. Bien sûr, cette double appartenance n’était pas écrite sur son nez. Ni sur sa truffe, ni sur sa carte !3 Mais la courbe harmonieuse de son visage, amène et souriant, jurait singulièrement avec la gravité tonitruante de ses rugissements. Outre la tâche de garde-frontière qu’elle remplissait consciencieusement, la lionne occupait depuis peu une éminente fonction. Seule héritière de son procréateur, là où la loi salique était tombée en désuétude, elle avait eu l’honneur de reprendre sa charge. Et, comme Jeanne d’Arc secourant la nation, elle était désignée po
ur libérer son peuple !... Car, depuis des décennies, un ramassis d’escrocs apatrides et pourris par l’esprit de jouissance4, se noyaient dans le vice au frais des classes moyennes. Pouvait-on continuer ? Les castors se plaignaient avec, marchant à leur côté dans les sentiers du parc, les mulots écœurés, les écureuils bafoués et les rats en colère. C’en était trop ! Vraiment… Les impôts augmentaient, pesant sur leurs épaules.

« Du sang ! », hurlait la foule. Et de fait, après le bleu du ciel et la blancheur sablonneuse des allées, il ne manquait à ce jardin français que la teinte écarlate du sang. « A mort ! » criait-on violemment en cherchant les coupables. L’irascible chasseresse, sentant s’éveiller dans sa chair le battement éternel de la faim, prit ainsi la parole : « Frères et soeurs, j’entends bien que l’heure sonne. Il est temps de lutter contre les bêtes immondes qui gouvernent la France. Nous bannirons cette vieille racaille cosmopolite. Nous écraserons d’une main ces odieux parasites qui dévorent nos fourrures ! » Cela fut dit solennellement, dans un rugissement grave auquel répondit l’acclamation unanime de l’audience. Des loups, des rats, des hyènes… Des porcs, des buses, des bouledogues français et bien d’autres molosses. Les soutiens de la lionne affluaient de toute part. Croyez-bien qu’à ces mots, les gouvernants prirent peur.

Le programme était simple. Endiguer l’afflux croissant des oiseaux migrateurs, et mettre un terme aux transhumances massives des moutons étrangers. Comme toujours, les ovins firent office de bouc émissaire ; et la lionne assura qu’on renverrait chez eux les agneaux sans papier ayant l’audace de boire dans nos fontaines. Eux, leurs bergers et leurs chiens! Car enfin,comment tolérer la présence importune, en terres de chrétienté, des moutons infidèles usurpant indûment les droits du patriote de race! Non, vraiment…

Il fut ainsi question de bâtir des remparts contre l’envahisseur. Toutefois, le gros des bataillons empruntait l’océan pour gagner les frontières. Les migrations maritimes en provenance du Sud restaient donc à résoudre. Il faudrait refouler l’affluence importune des requins, des harengs, des baleines, qui, une fois  arrivés dans nos eaux nationales, concurrençaient lâchement la main d’œuvre locale. La lionne parlait tant et si bien qu’elle eut bientôt derrière elle une légion. Et son père, vieux flibustier des premières heures, caressait d’un seul œil les exploits de sa fille. Surtout, affamé de victoire et de chair, il attendait sagement sa ration de triomphe. Car, chez les lions, ce sont les lionnes qui chassent.

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1 Les lionnes n’ayant pas de crinière, on a voulu souligner la vigueur masculine du personnage décrit.

2 Il se trouve qu’à la fin des années 80, la panthère en question posait en effet dans des postures particulièrement affriolantes pour une revue spécialisée.

3 Ce passage renvoie à des propos tenus en 2011 par le président d’un parti politique d’extrême droite qui, justifiant l’expulsion d’un homme de confession juive hors d’un gala, aurait déclaré : « [ceci] ne se voyait ni sur sa carte ni sur son nez, si j’ose dire ».

4 Le discours de la lionne semble inspiré d’une certaine rhétorique nationaliste et populiste. Le 20 juin 1940, l’appel du maréchal Pétain oppose « l’esprit de sacrifice » à « l’esprit de jouissance ».

 Cf. Fables, I, 10.

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